Si par une nuit d’hiver un bibliothécaire – Texte de Nadine Brunelot – Cycle Pastiches avec Anne-Claude Simon-Thevand (nov-déc 2021)

           

Si par une nuit d’hiver un bibliothécaire

Nadine Brunelot

  1. La découverte

Tu es sur le point de découvrir un phénomène, un être invraisemblable : un bibliothécaire. Détends-toi. Tu crois que je l’ai sorti d’une archive et qu’il sent la poussière ? Respire, il sent l’air libre, presque la liberté. Ils ne sont pas tous morts les collectionneurs d’ouvrages, lecteurs en tout genre, bibliophages échevelés, derviches tourneurs de pages, tu vois le genre. Recueille-toi sur la mémoire de ces hommes qu’on a oublié de remercier. Allez, une petite génuflexion ! Tu n’as jamais salué quelqu’un comme ça, pas vrai ? C’est pas mal d’admirer un peu. On like tout et on n’admire plus rien. Chasse de ton esprit la vision étriquée de ceux qui se moquent de gagner du temps à ne pas lire, qui se vantent de connaître les livres qu’ils n’ont pas lus. Devant ceux qui s’inquiètent que les livres tuent les forêts, n’entre pas en polémique. Regarde plus loin, comme le bibliothécaire.

Prêt pour la rencontre ? Il est au fond de la salle, viens, on s’approche ? Imposant, pas vrai ? Barbe en poils de martre, chapeau de sage, posture royale, yeux perçants, bras solides. Presque un colosse grec, la raideur de la barbe et le chapeau en moins. Un autre dieu, d’un autre Olympe. Laisse-toi faire, il ne tient pas la foudre entre ses mains, regarde, des livres seulement ! Quoi, tu ne vois que du papier ? Des feuilles, des feuillets, de la page ? Regarde plus longuement. Il n’y a pas que cela. Ces pages, elles sont assemblées, en tas, en volume, en famille. Le bibliothécaire n’est pas un collectionneur de brouillons, ou un compilateur de notes !

Allez, regarde encore, tu les distingues les livres ? D’après toi, pourquoi est-ce qu’il les porte ? Il s’en habille bien sûr ! Les livres c’est comme ça, tu les tiens, tu les lis, tu les apprends, tu les portes. Leur empreinte digitale c’est en toi qu’elle reste ! Plus fort que la mode, tu trouves pas ? Maintenant tu y es. Je le vois à tes yeux qui fixent. Tu vois enfin. Les livres, leur taille, leur couleur, leur reliure, leur position. Tu perçois ce rangement unique et improbable qu’est une bibliothèque. Pourquoi tu regardes le gros volume rouge qui lui sert d’épaule ? C’est sa taille qui t’impressionne ? Un dictionnaire sans doute, une liste des mots, une terre ensemencée où chaque mot pousse pour que tu le prononces et t’en serves ! C’est avec les mots de ce livre-là que les autres sont écrits. Un seul livre qui en enfante des millions ! Et lui, il a lu ! Il lit. Je lis. Tu lis ?

Maintenant tu regardes les deux ouvrages posés par loin du cœur et tu admires les médaillons. Qu’est-ce que tu es bling-bling ! Ne va pas me dire que tu ne regardes que les apparences. Attention, tu risques de devenir collectionneur, pas lecteur. Tu veux le vexer ou quoi ? Les mots doivent suffirent. Regarde-le il a l’air heureux de les avoir lu tous ces ouvrages. Tu fais oui de la tête. Bientôt prêt pour la lecture alors ! Je crois que tu peux prendre le livre relié avec des rubans, le plus fin. Pour commencer.

Tu découvrirais. Tu lirais. Tu aimerais.

Lui ne dirait rien. Il soutiendrait. Il autoriserait.

Tu fouillerais. Tu en bafouillerais.

Il est fait pour cela l’homme de papier, pour l’effeuillage. C’est tentant non ? Allez, approche encore un peu, tend le bras, choisis un livre. Dis à tous les moqueurs qui parlent fort je vais emprunter un livre au bibliothécaire d’Arcimboldo. S’ils font semblant de ne pas entendre, crie « Je vais commencer à livre le nouveau livre d’Italo Calvino».

2. Le souvenir

Le livre est dans ta main. Tu te souviens, tes souvenirs n’ont pas besoin d’être déterrés depuis d’anciennes couches géologiques d’une vie. Tout de même, il y a des années que tu n’avais vu une telle friandise trôner au milieu d’une assiette de porcelaine. L’assiette était proposée, accompagnée d’une boisson dont tu as tout oublié sauf qu’elle était fumante et faisait des volutes transparentes au-dessus du liquide. Cette vision floue et presque romanesque du thé contrastait avec celle du gâteau qui t’apparaissait si distinctement. Tu pouvais voir la cannelure de sa coque, glisser sur le velouté de son glaçage et toucher de tes yeux la petite cerise rouge qui le couronnait modestement. Le lampion à la poudre d’amande se détachait du reste du décor, grossissait, s’approchait de toi, comme par effets spéciaux. Tu restas muet devant cette vision fantasmagorique, croyant que la fièvre te rattrapait. Tu étais alors sujet aux maladies et allergies de toutes les saisons. Tu te mis à trembler et des sueurs de petit garçon perlèrent à ton front qui, une minute auparavant, était sec comme par les jours de soleil timide. Quelle étrange sensation, tout à coup, que cet excès de température à la seule vue de cette pâtisserie qui ne contenait rien dont les enfants pussent raffoler, chocolat, praliné, fleurs en sucre ou nougatine. Pour faire honneur à la personne qui te tendait l’assiette, et qui tu le remarquais à présent craignait d’avoir fait un choix malheureux – peut-être auriez- vous préférez un Paris-Brest ?- tu saisis l’assiette et sans te servir des couverts tu mordis dans le lampion et laissais dans la tartelette l’empreinte de tes dents ainsi que la forme d’un croissant lunaire. C’est à ce moment-là que la fulgurance te saisit, comme la voix d’un gendarme, la corne de brume ou autre bruit qui font s’arrêter net. À peine eus-tu dans ta bouche cette bouchée secrète que tu perçus une lumière incroyable, douce et puissante, arrivée de la nuit. Sans même avaler, tu te retrouvais dans la lumière tamisée du faible éclairage de ta chambre. Tes mains que tu voyais d’homme, mais qui étaient celles d’un enfant, il est étonnant de voir comment notre cerveau nous illusionne, ces mains tenaient un livre, un épais volume rouge, rouge et lourd. Elles disparaissaient sous le livre ouvert et tu lisais des listes de mots – madeleine – vicissitude – tablette – japonais – autant d’énigmes et de promesses. À la lueur de ton faible lampion chinois, fait d’une bougie et d’une toile de papier, tu avalais les mots, tu oubliais les risques de mettre les feux aux draps et pire aux pages du livre.

Tu gardas encore dans ta bouche ce petit bout de tartelette qui fondait libérant et mélangeant dans mon palais, le sucre, l’amande et la cerise et sentit que tu t’éclairais de l’intérieur. Ce que tu voyais était des assemblages de lettres, des mots sur des colonnes, une forteresse de Babel qui montait jusqu’à un ciel qui te paraissait inatteignable.

Dans l’assiette, le lampion n’éclairait rien, il lui fallait être dans ta bouche, y fondre, se dissoudre dans ta salive, descendre au fond de toi pour produire cet effet. Par quel miracle ou quelle magie, voyais-tu et comprenais-tu les mots des livres ? Tu n’en sus rien, mais tu compris qu’il fallait autre chose que des yeux pour regarder un livre. Il fallait la Lumière pour les lire vraiment.

Tu te mis à pleurer avant d’engloutir une nouvelle bouchée.

3. L’invitation

A ce moment-là tu le sais. Cette chose qui vient de te surprendre, il faut en faire quelque chose. Par quel miracle, un tableau, et le souvenir d’un dictionnaire lu sous une lumière clandestine te firent envoyer ces lettres anonymes, tu ne saurais répondre à ces questions. Tu essayas pourtant. Cet envoi était un risque. Rencontrer la police, être interrogé par elle et qui sait, condamné pour une chose grave. Les lettres anonymes sont interdites. Même les plaisanteries! Le héros de Milan Kundera, en son temps, comprit sa méprise.

Voici ce que tu osas faire et dont tu n’es pas encore revenu.

Très cher président,

Cette missive vous surprendra, car elle aura franchi toutes les chancelleries et les censures du palais présidentiel puisque je l’espère, vous la tenez dans vos mains à présent. Mais croyez, Monsieur le Président, que ce dérangement ne sera ni vain ni inopportun pour vous. Cependant je ne pouvais pas prendre le risque que cette lettre soit lue par un secrétaire négligent qui n’aurait pas compris l’intérêt réel de cette invitation pour vous. Je vous sais bibliophile et homme de culture. Je vous invite, mardi 11 octobre à 20h précises à venir admirer un chef-d’œuvre à la Bibliothèque de Bologne. Cher Monsieur, permettez-moi d’oublier le protocole, je vous attends et vous espère.

Maître Léon Kamel

L’homme à qui tu envoyas cette invitation incroyable pouvait déléguer les services spéciaux, te faire rechercher et arrêter. Mais sa fonction le destinait à des missions d’une autre envergure et surtout, tu avais piqué sa curiosité de lecteur et d’amateur d’art. À présent, l’homme âgé était assis dans le train. Ses lèvres ne se desserraient pas à la vue du paysage qui défilait et des Alpes qui approchaient. Enroulé dans une écharpe épaisse, isolé dans un compartiment première classe très agréablement chauffé, il se fondait dans la foule, peu attentive et indifférence. Il avait accepté ce voyage en train après avoir demandé à tous ses services de sécurité de baliser son trajet. Il devait se rendre à la grande Bibliothèque de Bologne, précisément au sous-sol où se trouvaient d’anciennes ruines romaines.

Pourquoi envoyas-tu une autre lettre à Maurice Vilars ? Tu ne saurais apporter une réponse claire. Tu ne connaissais pas cet homme ou savais de lui ce que tout le monde dans la rue des Chantiers pouvait dire au premier venu. Il aurait pu faire des études à la ville, mais l’imprimerie familiale était une ogresse et une prophétesse à laquelle il ne sut dire non. Il y sacrifia une femme qu’il ne garda jamais, des enfants qu’il ne conçut jamais, une vie de famille qu’il ne vécut que dans les livres. Car Maurice aimait les livres, il les fabriquait avec de l’encre, du papier, de la colle et du cuir. Il les reliait, il les brochait, il les collait.

Cher Maurice,

Tu sais que ça fait un bail. J’me suis dit comme ça,  faudrait que j’retrouve mon vieux copain. Je sais pas utiliser Internet, mais je sais tenir la plume. Tu te souviens ce qu’on a utilisé comme encre quand on faisait nos concours de tâche d’écriture sur les cahiers ! J’en rigole encore. Tiens alors comme ça, parce que ça me ferait plaisir je t’invite mon pote. Et pas n’importe où ! Des vacances aux frais de la princesse ! Dis pas non ! J’ai découvert un truc qui va te faire halluciner mon vieux et j’ai besoin de ton expertise. Alors écoute je t’envoie ce billet de train, une carte de la ville et l’adresse de la Bibliothèque. Rendez-vous lundi, à 13 h sur la Piazza Grande. Juste à côté il y a une trattoria géniale. On se fait un petit gueuleton, après on visite la vile et puis… surprise ! Ah tu peux pas savoir comme j’ai hâte de te revoir !  »

Ton ami, Léon Kamel

Bien sûr Maurice Vilars chercha son ami Léon dans ses souvenirs d’enfance, bien sûr il essaya de se remémorer ce concours de taches d’encre, mais rien ne vint. Comment l’imprimeur avait-il pu abandonner son travail, quitter la rue des Chantiers et monter dans ce train pour Bologne ? Lui ne le sut jamais. Tu en retiras une satisfaction énorme, autant dire une vraie fierté ! Tu t’amusas beaucoup à te trouver un nom.

Presque galvanisé par ces deux premières lettres, tu décidas d’en écrire huit autres. Dix te paraissaient un chiffre intéressant : selon Pythagore c’était le nombre parfait de la Tétraktys, il y avait aussi les Dix Commandements, et pourquoi pas dix destinataires à tes lettres. Les heureux élus furent tous des gens imminents de la vie politique. Tu pensais, qu’à part Maurice Vilars, à qui tu faisais une grâce presque divine, le tableau méritait d’être observé de près par de Grands Hommes ou leurs proches.

4. Le rendez-vous

Tu entres dans le sous-sol antique de la Bibliothèque de Bologne, pas de lumière, tu entres dans le sous-sol noir. Les autres sont derrière toi, ils te suivent. Tu ne les vois pas, tu entends juste les pas qui avancent, qui restent immobiles. Tu as froid d’un seul coup et tu as peur pour le tableau.

Ici l’humide mange les pierres, envahit tes narines et vient se poser sur ta peau qui frissonne et se plisse sous le tissu. Tu ne dois pas montrer ton appréhension, ni ta peur du noir, ni ton inquiétude pour le chef-d’œuvre. Tu te sens responsable des présidents vivants, des veuves des présidents morts, de leurs ayant-droit et de Maurice Vilars qui te suivent dans ces ruines comme au fond d’une catacombe. Tu n’aurais pas dû écrire ces lettres.

Un morceau de roche se détache du plafond bas et tu entends un bruit d’ossements qui craquent. La respiration de tout le monde s’arrête, on dirait qu’on voit la mort en face. Pas vraiment la voir la mort, parce que tu ne peux pas la voir dans les yeux, et vivre. Tu la sens, par le nez et par les pores, tu la sens et tu voudrais la vomir. Mais les os sont là, jonchant le sol de ces ruines romaines où tant de crimes ont été perpétrés. Tu voudrais y voir clair, tu espères le jour comme jamais tu ne l’as demandé. Mais tes mains se cognent aux parois humides et tes pieds écrasent des omoplates, des os larges qui cèdent comme des planches de bois vermoulus.

Pourtant tu avances dans ce tombeau, ce cimetière sous-terrain où l’on s’est caché pour sa foi à l’époque des persécutions, où on a exposé le tableau. Le mettre en scène pour dire quoi ? Que le livre est mort ! Qu’il faut relancer son industrie? Que le mot « essentiel » doit être redéfini? Tu comprends ton erreur. Tu avales ta salive et tu marches.

L’allée devient étroite, on ne passe qu’à un seul dans un corridor qui semble un boyau d’animal qui engloutit puis digère. Tu passes ta main devant tes yeux pour ôter les toiles d’araignée, mais il n’y en a pas ici, tu entends seulement le glissement des musaraignes, des rats qui courent sur les os, les chaussures et le bas des murs lézardés.

Ceux qui t’accompagnent ne posent pas de question et s’arrêtent net. Un crâne vient de tomber d’une vertèbre ouvrant une porte dérobée. Pensent-ils tes invités que le tableau du maître se trouve là, coincés sous des mètres de murs antiques ? Ce qui te fait t’engager dans le trou c’est la petite lumière que tient, au bout d’un doigt frêle comme un stylet, un homme de haute taille. Ta tête se cogne au plafond alors que la sienne s’y enfonce, la transperce. L’homme tourne son visage vers le groupe, regarde depuis la pierre comme derrière un miroir. De son regard de pierre grise, il vous fixe.

Son visage est blême comme une feuille de parchemin neuf, le contour de ses yeux est fait de plis anguleux et coupants. Tu ne savais pas qu’une telle créature existait. Dans ta tête, tu chasses l’idée de la ressemblance de l’homme avec le bibliothécaire. Impossible que le tableau donne naissance à un être ! Pourtant ses épaules, sa barbe, tout semble dessiné par l’artiste sauf les couleurs.

Tu connais les couleurs du tableau, ce ne sont pas celles-ci. Tout est noir et la lumière de la chandelle éclaire des ténèbres, montre la profondeur du sombre. Le visage est blanchâtre, mais le reste est un noir d’encre. Une bave noire coule en glaise épaisse depuis la paume de ses main jusqu’à ses doigts et tu sens bientôt le liquide toucher tes pieds.

Les autres cherchent à fuir, mais cette glaise vous colle au sol. Tes tempes brûlent, tes mots sont inaudibles et pourtant l’autre en face comprend tes paroles, ton angoisse, ton regret d’être venu ici. Une chauve-souris frôle la chevelure de ton hôte, plusieurs feuilles s’envolent. Ta main réussit à en attraper une qui s’évapore aussitôt laissant ta main brûlante de cendres.

Puis l’homme découvre sa longue chemise et tu vois dans sa poitrine, un cœur fait de feuilles embrasées.

5. Ceci n’est pas une fin

Tu croyais, cher Lecteur que tu allais découvrir la fin de l’histoire comme ça ! Je me pose bien trop de questions pour la finir sur cette dernière impression. J’attends de rencontrer mes personnages, je veux dire les rencontrer pour de vrai. Mais avant il faut que tu saches comment tout a commencé.

24 septembre

C’est par hasard que j’ai découvert le tableau du bibliothécaire d’Arcimboldo. En feuilletant un livre comme il arrive souvent à un auteur. L’image saute aux yeux, le sujet arrive, parfois même la première phrase ! Tu me crois sûrement, lecteur naïf et crédule, mais fais attention ! les romanciers mentent comme des arracheurs de dents. En réalité, ce tableau c’est AC qui me l’a présenté : un sujet de livre sur un plateau en somme. AC c’est mon éditrice qui en avait marre de me voir désœuvrée et m’a fait le « coup de la peinture ». Et oui, cher Lecteur, l’image provoque toujours le mot. AC le sait ! Mais revenons au personnage de papier et de toile, car c’est bien de cela qu’il s’agit. De feuilles volantes avec rien d’écrit dessus. Pour l’instant. Je ne crois pas au syndrome de la page blanche. Je vais t’expliquer pourquoi.

28 septembre

Cela fait plusieurs jours que je dissèque la toile et ce qui me parvient est perceptible à tout œil attentif, rien qui ne vaille le détour d’un roman. C’est alors que l’idée de l’emprunt à mes pairs est venue, comme la bouée de sauvetage en pleine tempête. Il faut te dire, cher Lecteur que ce texte est une commande que je dois finir en cinq semaines. Je me suis donc mise à lire les classiques, les textes reconnaissables entre mille, et dont on se souvient de tout, des auteurs, des titres, des personnages. « Longtemps je me suis couché de bonne heure », « La cigale ayant chanté tout l’été », « Aujourd’hui maman est morte ». Tu sais, les premières phrases célèbres.

2 octobre

Tout se précipite. Je parle de Proust à AC. Elle me convainc de la difficulté de l’exercice. Si ce n’est pas bien fait, attention les critiques ! Tant pis je m’essaie au Proust’iche. Je voudrais faire plonger le lecteur dans les profondeurs mnésiques de la découverte d’un tableau célèbre. Le faire entrer dans un autre monde. Je n’aime pas trop les madeleines, je préfère les lampions. Chacun ses goûts. À part cette habile substitution, je travaille, je lis et relis les passages de La Recherche. Tiens je suis sûre que tu n’imaginais pas que pour écrire 10 lignes il faut avoir lu ou relu autant de livres ! J’aurai préféré Duras, mais j’ai pensé qu’AC serait plus impressionnée avec Marcel.

5 octobre

Je n’ai pas encore réfléchi à mes personnages. Je pense déjà à un titre. C’est trop tôt.

6 octobre

Deux AC viennent à ma rescousse. La première tu connais déjà. La seconde c’est Agatha Christie, la reine du roman policier. Dix personnages à convoquer et voilà mon histoire qui prend un tour énigmatique que je n’avais pas prévu. AC l’éditrice, me suggère cet auteur d’outre-Manche pour ouvrir le lectorat (elle pense que le livre sera traduit en anglais). Je veux bien la suivre, mais j’impose mes invités : les grands hommes politiques français depuis un siècle. Je sens que le sujet peut vite déraper. Je glisse, je glisse.

7 octobre

Cher Lecteur, il y a des choses sacrées pour les écrivains : les brouillons. Ceux dont je peux te parler et qui sont à propos avec mon livre, sont ceux où j’ai griffonné ma liste de destinataires de rêve. Mes invités VIP sont dans l’ordre des envois : Emmanuel Omicron, François Houppelande, Nicolas Sapristi – Pour François Tisserand, Charles Gondole, Jacques Micmac, Valéry Hilare-Festin, Georges Pompompidou, Félix Maure et Raimond Précarré, les lettres seront adressées aux veuves ou aux ayant-droit.

8 octobre

            Ainsi mon personnage écrit les lettres à ces grandes figures (hélas on ne prête qu’aux riches !!) pour les inviter à voir le tableau d’Arcimboldo étrangement entreposé par les ruines antiques du sous-sol de la Bibliothèque de Bologne. Si tu te poses des questions, cher Lecteur, sur la ville de Bologne, sache qu’AC a aussi l’intention de voir mon livre traduit en italien. AC voit loin.

11 octobre

Je reçois un coup de fil. Je dois corser l’énigme. Élargir mon lectorat. AC, toujours elle, pense qu’il faut saisir le public par la gorge. Le roman gothique, elle dit. Je ne connais pas mais j’invente un lieu affolant plein d’humidité et d’animaux grouillants. Apparaît aussi un personnage mystérieux et totalement incroyable. Imaginer le faire rencontrer tous les présidents de la Ve république, leur ayant-droit et mon « copain » Maurice, me donne des frissons. AC insiste. Je m’exécute.

13 octobre

Deux heures de gymnastique neuronale pour accoucher d’un titre : « Si par une nuit d’hiver un bibliothécaire ». Deux heures, après je trouve mon sous-titre : « Si par bonheur j’arrive à finir ce livre ! ».

15 octobre

Puisqu’on en est aux petites confidences de ce journal de création, tu auras sans doute compris qu’écrire ce livre est une question de hasard, d’éditeur et de pastiche. Maintenant que tu as ce texte entre les mains, dis à tous les moqueurs qui parlent fort « Je vais lire un livre sur le bibliothécaire d’Arcimboldo ». S’ils font semblant de ne pas entendre, crie « Je vais commencer un livre vraiment bizarre ».

Nadine Brunelot

Retour en haut