Trois notes de lecture sur les romans de la rentrée littéraire 2023

RENTREE LITTERAIRE 2023
Notes de lecture proposées par Nadine BRUNELOT

1. Perspective(s) de Laurent BINET chez Grasset, 304 p.

Première lecture des romans de la rentrée littéraire, le roman épistolaire et historique de Laurent Binet est une belle surprise.

Dans des correspondances qui sont des chapitres aussi aboutis qu’haletants, les grands noms de la politique et de la peinture du XVIe siècle français et florentins échangent autour de la mort mystérieuse du peintre Jacopo do Pontormo.

Considérations politiques, manigances des Médicis, théories esthétiques, révolution sociale, conflit religieux et engagements artistiques, émerveillements architecturaux, catastrophe naturelle…Laurent Binet profite de la forme du roman épistolaire pour aborder tous ces sujets brûlants qui faisaient l’actualité de Florence sous les Médicis.

L’enchaînement des lettres, le choix des expéditeurs et des destinataires nous figent dans le maillage serré des secrets et des révélations qui expliquent pourquoi le grand Michel-Ange a fui Florence pour Rome.

Quelles perspective(s) s’offraient aux peintres, au petit peuple, aux jeunes filles de bonne famille, aux ambitieux, aux hérétiques… dans cette Florence de la Renaissance? En suivant les lignes de fuite de chaque correspondance on se fait une certaine idée de la profondeur…


 » La perspective nous a donné la profondeur. Et la profondeur nous a ouvert les portes de l’infini. Spectacle terrible « 

Extrait de la lettre de Michel-Ange à Vasari.

2. SHY de Max PORTER, Ed. du sous-sol, 136 p.

SHY est le quatrième roman du britannique Max Porter. Une découverte de la littérature étrangère de la rentrée.

SHY est un gamin violent, assommé de musique et de weed qui vit à « La Deuxième chance », un manoir du XVII° siècle avec d’autres garçons démunis et féroces et des éducateurs patients et à l’écoute. A la moitié du livre, le fantôme du personnage de Holden Caulfield, le héros de L’attrape- cœur de Salinger (1951) a accompagné la lecture des dernières pages. Parce que nous sommes dans la tête envahie de mots/maux de SHY. Parce que la parole parfois trouve une fenêtre ouverte. Parce qu’il s’agit d’une déambulation, non dans New York mais dans un coin de l’Angleterre, entre le manoir et l’étang vers lequel SHY avance un sac à dos plombé de silex. Parce que cet adolescent nous provoque, nous menace et nous isole dans la lecture.

SHY est un texte sans narrateur mais c’est un texte polyphonique. Toutes les voix racontent SHY, celle de ses parents et de ses éducateurs et bien sûr la sienne, battante, saccadée, à bout d’un souffle qui se reprend toujours. Un travail de typographie sert le malaise ou la clarté des voix qui s’expriment sans que jamais Porter nous le précise. Face à l’incompréhensible de SHY il faut se débrouiller seul. Ici réside l’art et l’audace de l’écrivain. On pourrait dire que ce texte est expérimental tant il peut déconcerter le lecteur peu habitué. La forme pourtant sert très gravement le propos : rencontrer SHY, pénétrer les premières pièces de son mental chamboulé, être soumis à sa violence sans cause… Max Porter offre un portrait d’adolescent, complexe et déroutant, à qui la Deuxième Chance est ôtée dès le départ.


 » Il laisse sa chambre dans l’obscurité. La chambre de Shy, sans Shy. Ève 1965, gravé sur la poutre. Un cœur gravé de traviole sur la poutre (…) Shy 95, tout frais et gravé n’importe comment avec un S pointu qui ressemble à un Z. Même ça il n’est pas foutu de le faire correctement. »

3. L’Enragé de Sorj CHALANDON, Grasset, 405 p.

Le titre du nouveau livre de l’écrivain journaliste semble faire écho au dernier de la trilogie de Jules Valles, L’insurgé. La citation en exergue extraite de L’Enfant, inscrit le roman dans une suite, ou du moins, une volonté de montrer l’inévitable destinée des enfants mal-aimés, rejetés et battus.  L’Enragé raconte l’histoire du petit Jules devenu La Teigne au bagne pour enfants puis redevenu Jules Bonneau, un être à l’identité trouble et troublée.

La force du livre tient à un lieu, à un personnage et à un cri.

L’île sur laquelle se dresse la « colonie pénitentiaire » c’est Belle-Ile, loin le cliché ilien du paradis. 1934, le bagne de Belle-Ile est le lieu d’une insurrection de 56 mineurs décidant violemment d’en finir avec les brimades, les coups, les humiliations et les injustices. S’en suit une évasion dont un seul ne sera pas ramené dans le giron de l’esclavage et de l’horreur. Un seul, La Teigne.

C’est lui le personnage dont on assiste tour à tour à la construction ou à la déconstruction. Que devient un jeune qui n’a connu que l’auto-défense et l’attaque quand il est devant la bonté rugueuse et franche de ceux qui tendent une main? Quelle attitude prendre et quand desserrer le poing? Décider de laisser une partie de soi pour aller vers les autres, n’est pas pardonner.

Alors il y a ce cri. Un hurlement dans le vent marin ou le cri de la haine qui frappe quand l’injustice est trop douloureuse. Le cri, comme identité et marque d’une souffrance qui ne s’efface pas.

Sorj Chalandon évoque avec des mots passionnés, des enragements de voix, son passé d’enfant battu. Ce texte est un hommage, un soutien, un avertissement. Ce propos, les écrivains comme les poètes doivent s’en emparer pour le rappeler aux lecteurs. L’ombre de Jacques Prévert plane sur le texte de Chalandon. « Pour chasser les enfants pas besoin de permis / tous les braves gens s’y sont mis » écrivait le poète en 1936.



 » Le froid de l’hiver, la brûlure de l’été, l’odeur de nos corps sales, les punaises, les poux, la gale. Je nettoyais sept ans de bagne à grande eau. A coup de hargne. J’étais enragé. Je respirais. Je vivais. »

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