La petite fille aux yeux sombres, Marcel Pagnol

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La petite fille aux yeux sombres

[…] Le lendemain, je ne fus point dupe de mon mensonge, comme il arrive quelquefois, et je n’allai pas attendre à la gare un ancêtre imaginaire. Après avoir donné à la lionne sa pâture sanglante, je me dirigeai vers un café qui se trouve au coin de la rue Espérandieu. Il était onze heures moins le quart.

    Je choisis une table d’où la vue pût exploiter aisément le boulevard fatal, et je commençai l’absorption d’un adorable vermouth.

    Il y avait dans cette salle un nombre considérable d’employés de tramways. Ils buvaient du vin blanc, avec une sorte de frénésie joyeuse. Je m’expliquai cette dipsomanie* par l’abus inconsidéré de la petite trompette qu’un lacet suspendait à leur cou.

    À onze précises, Jacques parut. Je n’en fus que médiocrement étonné. Il venait à pas lents, sur le boulevard Philippon, et feignait de lire un journal de sports. Au même instant, je vis la petite fille qui montait le boulevard Longchamp. Elle marchait d’un pas rapide, et regarda l’heure plusieurs fois à sa montre-bracelet. Ils ne pouvaient pas encore se voir tous les deux, à cause de l’angle que font ces deux artères, et j’assistai, astronome curieux et commodément assis, à cette petite conjonction.

    Au moment de tourner le coin, la petite fille aux yeux sombres ralentit le pas. Elle passa le doigt sur la courbe de ses longs sourcils, arrangea quelque peu ses mèches brunes, et fit remonter la ceinture de son manteau. Puis, d’un pas dégagé, elle s’avança.

    Il est inutile de décrire une fois de plus la scène connue. Ils feignirent l’indifférence, se regardèrent, rougirent ; ils se retournèrent tous les deux pour échanger un regard. Mais dès que la petite fille se fut éloignée, Jacques s’arrêta sur le bord du trottoir ; longuement, il la regarda partir. J’allais sortir de ma perfide retraite, pour l’interpeler, lorsque je le vis s’élancer vers un tramway qui passait ; il bondit sur le marchepied avec un élan si prodigieux que je craignis un moment de le voir traverser la voiture pour retomber sur le trottoir opposé. Grâce aux dieux, ma crainte fut vaine, et je vis ce populaire véhicule l’emporter sur les traces de cette enfant, vers le chemin des Chartreux et vers un éternel ridicule. […]

Marcel Pagnol

La plume et l'image

Association pour la promotion et l'animation d'ateliers d'écriture, sous toutes leurs formes.

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